(un conte écrit à six mains – avec Mémère Poêle pis l’fantôme de Charles Dickens)

Carol Riendeau, pour moé, c’tait le gars l’plus gratteux d’la terre. Hé, cibole.
Tu le voyais pour la première fois pis ça sautait aux yeux. Maigre comme un tit poulet déplumé, y mettait tout le temps des kits en coton ouaté brun pour pas avoir besoin de les laver trop souvent. Y’avait jamais cessé de porter ses fameux Puma des années ‘80 – y’avait mis la main s’un lot de copies cheapettes chinoises en plastique, pis là y’avait des souliers pour la vie. Pis la fameuse moumoutte! Des fois, a l’était un peu de travers, pis les enfants dans rue aimaient ben ça essayer d’la faire sauter.
Pour lui, manger, c’tait du gaspillage. Fait qu’y se nourrissait principalement de Paris Pâté avec du pain passé date chez Maxi. Des fois, y s’aventurait dans l’container en arrière du magasin pour mettre la main su son pain tranché. Ça y’arrivait de se colletailler avec des Zéro déchet pis des itinérants. Des fois, la moumoutte arvolait, mais y s’entêtait à y retourner.
Pauvre Carol pareil.
Pauvre, mais juste pauvre moralement. Parce que Carol, ça y sortait par les oreilles.
Carol, dans’vie, y faisait des prêts sur salaire; tsé, la sorte de prêt à court terme qui exploite le monde vulnérable avec des taux d’intérêt épouvantables, pis qui est tellement terrible que quand tu cherches « prêt sur salaire » su Google, ça donne juste des pages du gouvernement qui te disent d’éviter ça à tout prix?
Carol, lui, ça l’empêchait pas de dormir pantoute.
Y se sentait ben légitime dans son affaire. Carol, y’avait une dent contre le monde depuis qu’y était p’tit. Chaque cenne d’intérêt qu’y faisait, c’tait un point d’plus de scoré contre « les caves » : « M’as leu montrer, moé, de quoi chus capable », qu’y disait, « leu» incluant son père, qui avait jamais manqué une bonne occasion de l’humilier.
Y’avait son bureau dans une place commerciale louche aux trottoirs de béton égrainés, entre un salon d’manucure vietnamien pis un vape shop.
Son enseigne, avec un coin pété pis l’néon qui allumait pu depuis cinq ans, disait : « Crédit Riendeau – Du cash, pis rien d’autre ».
Le bureau en tant que tel, y faisait sombre là-dedans. Les murs étaient à l’air, aucune décoration, pas l’ombre d’un tit cadre de coucher de soleil quétaine, même pas un calendrier de madames tout nues comme dins garages quand y’était jeune. À terre, y’avait des vieux tapis écornés qu’on s’enfarge dedans, pis ça sentait le renfermé.
Mais surtout, y faisait FRETTE. Carol gardait le thermostat à 16 pis y’avait même mis une barrure dessus pour empêcher Bob, son adjoint, de l’monter quand y’argardait pas. Le pauvre Bob travaillait avec sa froque su’l dos, un cache-cou pis des gants avec le boutte des doigts ouverts.
C’te jour-là, c’tait le 24 décembre, mais on n’aurait pas dit. Y’avait pas des lumières de Noël, pas le moindre ti sapin en aluminium jauni sur un coin d’bureau, surtout pas de père Noël qui part à chanter quand tu bouges ta main en avant.
Tandis que Carol pis Bob étaient su’l bord de fermer pour la journée, Fred, le neveu à Carol, qui restait dans un appart pas loin, arsoudit comme un ch’feu su’a soupe. Y’avait l’grand sourire dans’face.
— Bon, qu’est-cé qu’y a encore? grogna Carol en l’vant l’nez de su ses papiers.
— Heille, salut Mononcle! lança Fred, tout joyeux. C’est Noël à soir!
— Bah! Viande à chien! fit Carol.
Parce que oui, Carol était un grand fan de Séraphin Poudrier pis y trouvait qu’y avait raison su toute la ligne.
— Viande à chien? Voyons don, Mononcle. C’est l’fun, Noël! On a invité plein de monde pour le réveillon. Pis le sapin y’est beau! Caroline s’est surpassée c’t’année.
— C’est des folies, ça, rétorqua Carol. Toute coûte déjà assez cher de même, pourquoi t’ruiner d’même en affaires qui servent à rien? Le sapin, y finit su l’bord du chemin au mois d’janvier anyway.
— Ben crère, mais c’pas ça qui compte, répondit Fred. Noël, à mon sens, c’est comme une p’tite lumière chaude dans l’noir pis l’frette de l’hiver. C’est l’temps d’être ensemble, de s’coller su’l divan avec les enfants en r’gardant un film, d’arcevoir les amis pis la famille autour d’une table ben garnie, d’ouvrir son cœur pis sa porte, de mettre un peu d’beau pis d’bon dans l’monde. C’est sûr que ça coûte de quoi, Mononcle, mais ça fait du bien.
À son bureau, Bob, qui écoutait d’une oreille, put pas s’empêcher d’applaudir. Mais quand y vit l’oeil noir que Carol y décocha, y baissa les yeux aussitôt pis s’armit à remplir son fichier Excel.
— Coudonc, Mononcle, arprit Fred, sans laisser à Carol le temps de répliquer. Je voulais vous demander ça, là. Ça vous tenterait pas de venir souper avec nous autres demain? Caroline fait une dinde…
— Es-tu tombé su’a tête, toé là? Demain, ch’travaille, pis j’ai pas le temps. Bon! Fais de l’air, ch’t’ai assez vu!
Habitué que son oncle soye pas du monde, Fred s’en alla pas trop dépité. Y s’y attendait ben.
Riendeau s’armit au travail, ben concentré su ses calculs; mais là, y’avait un bruit qui le dérangeait.
« Voyons! Quessé ça? »
En s’artournant, y vit un flo qui chantait « Petit papa Noël » le nez collé dans vitrine crottée avec un grand sourire béat.
« Va-t’en de d’là, maudit morveux! »
Pendant c’temps-là, cinq heures avaient sonné, pis Bob avait commencé à fermer ses affaires. De là à’porte, ça s’rait pas ben long, vu qu’y avait déjà sa froque.
— Les jours fériés, c’tu une perte de temps, un peu! lâcha Carol en boutonnant son pardessus. Si ch’tais pas pogné pour te payer plus cher, ch’te f’rais rentrer demain! Après toute, moé, j’vas être là à huit heures tapantes.
— Ah, ben c’pas moé qui décide ça, Monsieur, c’est l’gouvernement, répondit Bob, prudemment.
— Ouin, ben ch’compte su toé pour être là le 26 au matin! Les caves vont avoir besoin d’cash pour toute flamber au Boxing Day!
— C’est sûr, Monsieur. Joyeux Noël, là!
— Ben oui, c’est ça. Bonne soirée, bye!
Carol éteignit les lumières, barra la porte en arrière de lui pis s’en alla chez eux, enfin tu’seul, parsonne pour l’embêter ou y proposer des affaires qui coûtent de l’argent.
Y faisait noir pis frette dans sa vieille maison héritée du paternel, mais Carol, y’aimait ça de même; c’tait plus le compte de l’Hydro qui l’faisait frissonner.
Pour souper, y’avait décidé de se gâter un peu : y’avait 1 000 points su les dîners Swanson à’dinde au Maxi.
Comme d’habitude, y’enfila ses vieilles pantouffes en phentex pis emmena son assiette dans ce qu’y appelait son salon pour manger en avant de la TV.
Sa TV cathodique, c’tait le seul éclairage de la pièce. En avant, y’avait son vieux fauteuil effiloché style espagnol, ben à’mode dins années ‘60, qui avait appartenu à son pére. Y l’avait installé pour être le plus proche possible du calorifère. Su’l mur en préfini brun, à côté d’un châssis minuscule à la vitre embuée, y’avait un cadre du frère André qui datait du temps de sa défunte mère. Y’avait jamais osé l’enlever. En fait, rien avait changé depuis que ses parents avaient levé l’ancre.
Comme d’habitude, y s’installa pour réécouter une énième fois Les belles histoires des pays d’en haut; son épisode préféré, c’tait quand Séraphin surprend l’père Laloge dans’tasserie de foin en train de se bourrer la face dans m’lasse. Avec du pain en plus! Y r’gardait ça su des vieilles cassettes VHS, parce que les DVD, c’tait pour les caves – pis parlez-y pas des TV intelligentes.
Après une couple d’épisodes, y commença à cogner des clous.
Tout d’un coup, y s’mit à entendre des bruits vraiment pas comme d’habitude. C’tait comme des chaînes, pis ça y glaçait l’sang.
« Y fait pas chaud ici dedans, c’est normal », qu’y s’dit.
Mais là, l’bruit continuait, pis ça s’rapprochait. Ça montait l’escalier!
« Boum! Boum! Sschroumch, shriiiirashhhh schriiii…»
« Là, par’zempe, y’a d’quoi de pas normal! »
Les bruits de chaîne, ça devenait assourdissant. Riendeau était terrorisé. Pis c’est là qu’une espèce de silhouette blanche, comme une fumée en forme de gars, passa au travers d’la porte d’la cave.
« C’est des folies comme dins histoires, ça là. J’dois être fatigué. Ou peut-être que mon dîner Swanson était passé date? »
La silhouette était rendue entre lui pis le calorifère – mais Carol voyait le calorifère pareil. Y dut ben admettre qu’y avait quequ’un… ou queque chose. Entécas, c’tait transparent. Comme un fantôme. C’est là qu’y armarqua que la chose était habillée bizarre, comme si a venait du temps de Séraphin.
— Euh… T’es qui, toé? T’es… quoi?
— Moi, Monsieur, je suis Charles Dickens, ou plutôt son spectre, répondit la fumée en forme de gars, avec une voix caverneuse qui faisait passer des frissons dans le chignon du cou à Riendeau.
— Un spectre? T’es-tu un genre de savant? Tu parles don ben bizarre.
— C’est tout à fait normal, mon brave. J’ai vécu au 19e siècle. C’est moi qui ai écrit A Christmas Carol, ou Un chant de Noël, si vous préférez. Une distinguée dame autrice de votre époque, qui s’affuble de la pittoresque appellation de Matante Poêle – allez savoir pourquoi – est en train de s’immiscer dans mon conte. Alors moi, je m’immisce dans le sien. Cela m’amuse beaucoup, je dois dire. Dans mon récit, le personnage que je m’apprête à faire voyager dans le temps se nomme Scrooge. Cela vous dit-il quelque chose?
— Ch’connais pas ça, les histoires, moé. Les livres, ça coûte trop cher. La seule histoire que mon père me racontait, c’tait Pète pis répète.
— Cette histoire ne figure pas dans mon bagage culturel, mais, peu importe. D’emblée, avant que je vous expose le périple que je souhaite vous proposer, je vous prierais de me vouvoyer. Sommes-nous d’accord?
— Euh… Wô-oui, pas d’trouble…
— Je perçois cela comme un assentiment. Nous pouvons donc discuter. J’y mettrai toute ma bonne volonté pour déchiffrer votre mode d’expression quelque peu, disons… trivial. Mais trêve de considérations futiles. Mon cher Monsieur Riendeau, j’ai une proposition que vous ne pouvez pas refuser.
Ça roulait vite dans’tête à Carol. Y pensait : « Bon, c’est pas assez d’avoir un fantôme dans ma chambre, faut qu’y soye écrivain, qu’y vienne de l’époque de Séraphin, qu’on soye dans un conte pis qu’en plus y m’propose un marché! Pour moé ch’t’après délirer! »
— Mais non, vous n’êtes pas « après délirer », mon pauvre ami, soupira le spectre.
— Ahh! Vous êtes dans ma tête!
— Eh bien voici, le coupa le fantôme, cette fois avec sa voix d’outre-tombe. Vous avez entendu les chaînes?
— Entendu? J’les ai pognées dans’tête comme quand Nuance chante « Vivre dans la nuit »!
— Eh bien ces chaînes, je les traîne depuis que j’ai quitté cette terre. Elles représentent tous les malheurs que j’ai pu causer à mes semblables alors que j’étais vivant. Elles m’empêchent de reposer en paix. À voir la vie que vous faites, j’anticipe pour vous une vie dans l’au-delà interminablement pénible, à traîner des chaînes d’ancre de paquebot.
— Bon, c’pas vrai toute ça, là! J’vas aller me pitcher de l’eau frette dans’face, pis le fantôme sera pu là maique j’arvienne.
— Tut tut tut, mon cher Monsieur Pingre. Écoutez-moi! Je viens vous proposer un marché qui va complètement changer le cours de votre vie. Si vous acceptez, bien sûr. Vous aurez la chance unique de voyager avec l’esprit du passé, celui du présent et celui de l’avenir. Je crois que ces explorations sont dans votre intérêt, si vous voyez ce que je veux dire.
— Euh… ok, ça va-tu me coûter ben cher?
— Mais non, ça ne coûte rien, l’interrompit l’auteur. Vous êtes un incorrigible grigou, Monsieur!
— Euh, ch’sais pas trop ce que ça veut dire, là, mais ouin, ok, essayons ça. J’ai pas le goût de traîner les chaînes du Titanic pour l’éternité. Qu’est-cé qu’y faut que ch’fasse, debord?
— Bien! Alors, vous allez vous coucher comme si de rien n’était et durant la nuit, vous allez effectuer ce périple incroyable. Bonne chance, Monsieur Riendeau.
Sur ce, POUF! Le fantôme de Charles Dickens parut s’évaporer au travers des craques du plancher.
Secoué, mais pas d’humeur à s’astiner, surtout pas avec un spectre, Carol s’en alla direct dans sa chambre, mit son pyjama pis tomba comme une masse dans son litte, plongé dans un sommeil sans rêve.
Carol s’réveilla en sursaut, pas sûr d’où y’était pis surtout de quand y’était.
Y faisait noir comme dans l’poêle; la seule chose qui perçait l’obscurité, c’tait les gros chiffres rouges agressants su son vieux radio-réveil fini bois.
« Minuit et quart? Ben voyons don, j’me rappelle qu’y était deux heures passées quand j’ai étampé, ça s’peut pas que j’aille dormi quasiment 24 heures! »
Capotant légèrement, Carol essaya d’argarder par le chassis, mais la vitre était tellement couverte de frimas qu’y voyait rien. Toute était parfaitement silencieux; pas de char qui passait dans’rue, pas d’gars chaud qui parlait fort su’l trottoir, même pas un brin d’vent pour faire craquer la veille cambuse à Carol.
Histoire de s’armettre la tête ensemble, Carol alla s’prendre un verre d’eau frette dans’salle de bains.
« C’est sûr que j’ai halluciné toute ça, qu’y s’dit. Un fantôme qui parle en cul d’poule dans mon salon! J’ai dû m’péter la tête queque part. J’gage que j’ai une poque dans l’front… »
Mais non : dans l’miroir, son front était ben lisse.
Y sortit d’la salle de bains, pis quand y vira l’coin, y’armarqua une lumière qui v’nait du salon.
D’abord fâché d’avoir oublié de farmer la tévé, Carol s’arrêta net dans l’cadre de porte du salon : au milieu d’la pièce, entre lui pis la TV, y’avait une silhouette qui brillait.
C’tait pas comme Dickens, une genre de fumée; non, c’tait une flamme de chandelle qui dansait pis qui changeait d’forme tout l’temps, mais qui, plus souvent qu’autrement, arsemblait à un tit gars qui souriait d’un air avenant.
— C’tu vous, l’esprit qui était censé v’nir me voir? demanda Carol, se sentant aussitôt niaiseux parce que tsé, quel autre esprit ça pouvait ben être?
— Oui, c’est bien moi, Monsieur, répondit l’esprit d’une voix douce, cristalline comme celle d’un flot, mais qui parlait comme un adulte.
— Pis les deux autres, sont où? Dickens a dit qu’y aurait trois esprits.
— Patience, Monsieur Riendeau. Vous rencontrerez chacun d’entre nous à son tour.
— Ah, ça aurait été d’adon de clairer ça toute d’un coup, marmonna Carol. Pis, vous êtes qui?
— L’esprit des Noël passés.
— Passé? Genre l’année passée? J’ai pas fait grand chose l’année passée. Ça valait pas la peine de vous déranger pour ça.
— Non, ce soir je vous invite à remonter le temps jusqu’aux Noëls de votre enfance.
En entendant ça, Carol vint les yeux ronds comme des trente sous; y se raidit pis pis fit même un pas en arrière.
— Euh, ch’pas sûr que c’t’une bonne idée…
— Ne craignez rien, répondit l’esprit avec son sourire à 1000 lumens. Je conçois que le passé puisse parfois être douloureux, mais il ne faut pas hésiter à le regarder en face pour pouvoir aller de l’avant. Quoi qu’il arrive, rappelez-vous que ma seule besogne, c’est votre bonheur.
Carol eut même pas le temps de répliquer qu’à son âge, une bonne nuitte de sommeil aurait faite pas mal plus son bonheur que des sparages d’esprits su’a corde à linge. Y se fit agripper par l’esprit pis emporter au travers du mur.
J’ai hâte de lire la suite de l’histoire de Carol Riendeau comme un oisillon au bec grand ouvert qui attend pour un ver dans son nique! Ça sent le Goncourt…!
En attendant, je vous souhaite de très joyeuses Fêtes et bien du plaisir.
Serge xxxx
J’aimeAimé par 1 personne