Fridtjof Nansen, l’homme qui s’épivardait sur la banquise – partie 3

Partie 1
Partie 2

Au début, Fridtjof et Hjalmar avaient une bonne erre d’aller – jusqu’à ce que leurs montres s’arrêtent.

C’était plus grave que ça n’avait l’air : sans connaître l’heure exacte, ils pouvaient pas calculer précisément leur position à partir du soleil. Et comme ils savaient plus trop où ils étaient, ça devenait difficile de savoir où s’enligner pour atteindre la terre de François‑Joseph, un archipel pas habité et même pas toute cartographié.

Ils étaient complètement écartés, sans repères, sur une banquise qui changeait tout le temps. Mais, endurcis qu’ils étaient par toute la misère qu’ils avaient mangée dans leur vie, ils se forcèrent à avancer. Ils savaient pas quand ni comment, mais ils allaient rentrer chez eux, bout d’ciarge!

Le mois de mai passa, pis juin. L’été arctique s’installait tranquillement. La glace virait en sloche et fendait de partout, pis c’était un aria du diable de traverser les craques avec les traîneaux pis les chiens.

Traversée des craques dans la glace.
Source : The Project Gutenberg EBook of Farthest North, by Fridtjof Nansen

Un jour, ils tirèrent un gros phoque qui avait eu le malheur de passer trop proche d’eux‑autres. Heureux comme des papes, ils montèrent leur camp et se préparèrent tout un festin :

– Qu’est-ce que tu nous fricottes pour souper à soir?

– Des crêpes au sang, frites dans la graisse de phoque!

– Oohhh, ça va être bon dans yeule, ça!

– Mets-en!

– Euh, Fridt? Tu trouves pas que ça commence à chauffer pas mal fort?

– Hein?

– Fridtjof, ‘ttention! Le feu est pris!

– Ah, tabarnak!

Fridtjof et Hjalmar se garrochèrent en dehors de la tente dans une explosion de graisse pis d’huile de baleine en feu. Les flammes furent soufflées d’un coup, mais elles avaient laissé un gros trou dans la tente, que les gars bouchèrent avec un boutte de voile de traîneau. Ils se réinstallèrent, rallumèrent un feu et mangèrent enfin leurs crêpes au sang avec un p’tit peu de sucre : tant qu’à eux-autres, c’était la meilleure affaire qu’ils avaient jamais mangée.

Un m’ment’né, tandis que Fridtjof préparait son kayak pour le mettre à l’eau, il entendit Hjalmar lui crier :

« POGNE TON FUSIL! »

Fridtjof se revira de bord juste à temps pour voir un ours polaire courir vers Hjalmar et le crisser à terre sur le dos. Il niaisa pas avec la puck : il partit aussitôt pour pogner son arme, mais au même moment, son kayak, avec le fusil dedans, glissa dans l’eau. Il essaya de le rattraper, mais il était pesant, pis ça lui prit toute son p’tit change pour le ramener sur la glace tandis que, derrière lui, Hjalmar était après se battre avec l’ours.

Combat contre l’ours (à partir d’un croquis de Fridtjof)
Source : The Project Gutenberg EBook of Farthest North, by Fridtjof Nansen

« Fridtjof, dit calmement Hjalmar, la main sur la gorge de l’ours, si tu te déniaises pas, y va être trop tard! »

C’est là que l’ours remarqua les chiens. Il lâcha Hjalmar, ce qui donna à Fridtjof le temps de récupérer son fusil et de se placer pour tirer. PÂWF! L’ours tomba raide mort, une balle drette en arrière de l’oreille.

Pis enfin, le 23 juillet, plus de trois mois après avoir décidé de revirer de bord, Fridtjof et Hjalmar aperçurent une terre au loin. Ils savaient pas si c’était ben là qu’ils étaient censés aller, mais rendu là, ils s’en sacraient pas mal : une terre, c’t’une terre.

Pour se rendre, ils devaient traverser une grande étendue d’eau pas de glace, faique ils attachèrent les kayaks ensemble et posèrent une voile sur le dessus. Mais là, ils durent se faire une raison. Il avait déjà fallu abattre la majorité des chiens au fur et à mesure, pour que les autres puissent survivre; les deux derniers allaient devoir y passer aussi – c’était impossible de les emmener en kayak sur une aussi longue distance. Le cœur gros, Fridtjof s’en alla avec celui de Hjalmar, et Hjalmar, avec celui de Fridtjof. Les coups de fusil partirent en même temps.

En kayak.
Source : The Project Gutenberg EBook of Farthest North, by Fridtjof Nansen

Quand ils mirent finalement le pied sur la terre ferme, après deux semaines à pagayer quasiment sans arrêt, ils étaient fous comme des balais : ils couraient partout, sautaient par‑dessus les roches, cueillaient des fleurs… Mine de rien, ça faisait deux ans qu’ils avaient pas marché sur la terre nue!

– Astie, Hjalmar, j’aurais jamais cru être aussi content de voir de la bouette!

Fridtjof prit le temps d’observer comme faut la terre où ils avaient abouti : d’après les caps, les fjords pis les îles qu’il voyait, ça semblait bien être la terre de François‑Joseph. Il croyait pas à sa shot; plus que jamais, il avait l’espoir de pouvoir rentrer chez lui avant l’hiver.

Complètement brûlés par toute c’te pagayage, Fridtjof et Hjalmar prirent plusieurs jours pour se reposer, tout en sachant qu’ils devraient repartir bientôt. Malheureusement, ils étaient pas dûs pour ça : à la fin du mois d’août, il se mit soudainement à faire pas mal plus frette, et la glace revint presque du jour au lendemain. Comme ils avaient plus de chiens pour tirer leurs traîneaux, ils durent se rendre à l’évidence : ils étaient pognés là jusqu’au retour de l’été.

La falle basse, mais résignés, Fridtjof et Hjalmar construisirent leur abri pour les prochains mois avec les moyens du bord : des roches pour les murs, des peaux d’ours pour le plancher et le toit.

Leur abri pour l’hiver.
Source : The Project Gutenberg EBook of Farthest North, by Fridtjof Nansen

La nuit, y faisait -40° C. Au début, ils dormaient chacun de leur bord, mais ils gelaient comme des crottes, faique ben vite ils se mirent à dormir en petite cuiller dans le même sac de couchage. On se demande comment ils faisaient pour s’endurer, à rester collés de même pis à s’avoir tout le temps dans la face.

À Noël, leur troisième depuis leur départ, ils célébrèrent en grand en changeant de bobettes et en revirant leur chemise de bord, pour que le côté graissé de sueur arrête de leur coller sur la peau. Pour le réveillon, ils mangèrent du fiskegratin, fait de farine de poisson et de cornestache et frit dans l’huile de baleine – pour aimer ça, fallait juste pas penser à la dinde.

Après huit mois de noir pis de frette sans fin, avec pour seule compagnie les renards arctiques qui venaient parfois leur voler des affaires, Fridtjof et Hjalmar remarquèrent que les jours commençaient à s’allonger pis la banquise à fendre. C’était le temps de repartir.

Après avoir fait des provisions de viande d’ours, ils s’en allèrent vers le sud, pleins d’espoir. Un matin de juin, tandis qu’il allait chercher de l’eau pour faire à déjeuner, Fridtjof entendit un bruit familier.

– Hein? Des chiens? T’es sûr que t’es pas en train d’halluciner? demanda Hjalmar, tout collé de sommeil en sortant de la tente.

– Ben non, j’te jure! Écoute!

– Moé, j’entends juste les oiseaux.

– Tu penseras ben ce que tu voudras, mais après déjeuner, je vais aller sentir, voir. 

Faique Fridtjof partit à pied en direction des jappements. Ben vite, il jura avoir entendu une voix humaine. Tout énarvé, il cria un « AAAALLOOOOO! » aussi fort qu’il pouvait. Un cri lointain lui répondit. Puis, au travers des blocs de glace, il vit la silhouette d’un homme.

L’estomac serré, osant à peine croire à ce qui se passait, il s’en alla en direction de la silhouette. Il lui fit salut avec son chapeau; l’étranger fit pareil. Quand il fut assez proche, Fridtjof reconnut avec bonheur Frederick George Jackson, un explorateur anglais qu’il avait déjà rencontré avant.

Or, tandis que l’Anglais était propre, bien rasé, habillé avec du beau linge neuf, Fridtjof, lui, était vêtu de haillons pis de peaux de bêtes, et tellement crotté qu’il était à peine reconnaissable.

Fridtjof rencontre Frederick Jackson (scène reconstituée par après).
Source : The Project Gutenberg EBook of Farthest North, by Fridtjof Nansen

– Bien le bonjour! Heureux de vous rencontrer, dit l’Anglais en lui serrant la main.

– Moi pareil, répondit Fridtjof.

– Votre bateau est-tu là?

– Non.

– Vous êtes combien?

– Y’a un autre gars avec moi, pas loin par là-bas.

L’Anglais prit le temps de regarder Fridtjof en pleine face.

– Heille, dit-il. J’vous regarde, là – vous seriez pas Fridtjof Nansen?

– En plein ça.

– Ah ben ça parle au yâble! Là, je suis VRAIMENT content de vous voir!

Fridtjof et Hjalmar étaient sauvés.

Fridtjof et Hjalmar juste après avoir été sauvés. Source : Wikimedia Commons

Une couple de mois après, ils arrivèrent finalement à Hammerfest, en Norvège, où Fridtjof retrouva sa femme. Deux semaines plus tard, à leur grande joie, ils apprirent que le Fram était finalement sorti de la glace et sur son retour. Des télégrammes partirent dans toutes les directions, apprenant au monde entier la nouvelle de leur exploit de fou.

Quand l’équipage du Fram enfin réuni arriva à Christiania, le fjord était rempli de bateaux de toutes les sortes pis de toutes les grosseurs qui tirèrent du canon pour les saluer, et le bord de mer était noir de monde tout énarvés qui criaient des hourras, se faisaient aller les bras et brandissaient des drapeaux norvégiens pour les accueillir comme les héros du Grand Nord qu’ils étaient et qui venaient de se tailler une place dans l’histoire pour toujours.


Source principale : Jacob B. Bull, Fridtjof Nansen – A book for the young, 1903. https://www.gutenberg.org/files/38026/38026-h/38026-h.htm

Fridtjof Nansen, l’homme qui s’épivardait sur la banquise – partie 2

Partie 1

C’était encore une maudite idée de fou, mais taboire, cette-fois-là, le Parlement norvégien accorda une subvention à Fridtjof. Faut croire qu’astheure, le monde le prenait au sérieux.

Fridtjof se fit donc construire un bateau, le Fram, à partir de son idée. Sur le millier de personnes qui s’étaient garrochées pour participer à l’expédition, Fridtjof choisit 12 gars, dont Otto Sverdrup, qui l’avait accompagné dans sa traversée du Groenland, pis Hjalmar Johansen, un expert de la conduite d’attelage de chiens.

Puis, le 24 juin 1893, devant une grosse foule venue saluer le héros de la nation, le Fram quitta Christiania avec du charbon, de la bouffe pis du matériel pour cinq ans.

Le Fram à son départ. (Source : Wikimedia Commons)

Fridtjof pensait à sa femme et à son bébé fille, Liv, pis ça lui tirait les cordons du cœur de savoir qu’il les reverrait pas avant une maudite secousse – s’il les revoyait tout court. Son expédition, c’était loin d’être une promenade en char dans les rangs le dimanche après‑midi. En fait, tous les gars à bord avaient une graine dans chaque œil. Mais ils étaient déterminés à réussir.

Après avoir navigué pendant trois mois jusqu’au cap Tcheliouskine, point le plus au nord du continent, le Fram arriva à la place où la Jeannette, un bateau d’exploration américain, avait été complètement effoirée par la glace dans une autre tentative d’atteindre le pôle Nord quelques années avant. Faique là, ça passait… ou ça cassait. Littéralement.  

L’expédition de la USS Jeannette
 
En 1879, l’équipage de la Jeannette s’est embarqué pour le pôle Nord en passant par le détroit de Béring. Malheureusement, le bateau se retrouva pogné ben dur dans la banquise, où il resta pendant quasiment deux ans jusqu’à ce qu’il soit carrément écrapouti sous la pression de la glace.

Quant aux gars à bord, ce fut pas jojo : ils essayèrent de partir sur la banquise en traînant des petits bateaux jusqu’à l’eau libre, mais sur les 33, juste treize ont survécu; les autres se sont perdus dans une tempête ou sont morts de faim en errant dans la toundra.
 
Faique mettons que les gars savaient très bien ce qu’ils risquaient si Fridtjof s’était fourré dans ses calculs.
 
Comme des bouttes de ce bateau-là avaient été retrouvés des centaines de kilomètres à l’ouest, pas loin du Groenland, Fridtjof était convaincu qu’il y avait un courant marin qui allait dans ce sens-là, et qu’il fallait juste le suivre avec la glace pour arriver au pôle Nord.

Or, quand ce fut le tour du Fram d’embarquer dans la banquise, au lieu d’être effoiré, floup! Grâce à sa quille arrondie, il glissa en dehors de la glace, et il allait pouvoir se laisser porter par elle, comme Fridtjof l’avait imaginé!

« Astie que c’est beau! se dit Fridtjof en regardant son bateau aller. Il est tellement solide, y sent quasiment pas les plaques de glace pis y roule dessus comme une chique dans une spitoune! »

C’est là que commença le boutte plate.

Le Fram dans la banquise. (Source : Wikimedia Commons)

Fram, ça veut dire « en avant » en norvégien, mais au début, c’était pas vraiment dans ce sens‑là que le bateau allait. La banquise le faisait virailler n’importe comment, pis quand il allait du bon bord, c’était quasiment par hasard. Il fallut jusqu’en janvier 1894 pour qu’il commence à dériver comme faut vers le nord-ouest. Pendant ce temps-là, les gars essayaient de se désennuyer comme y pouvaient, mais il y a toujours ben des limites au nombre de parties de poker pis de trou de cul que tu peux jouer avant de t’écœurer.

Fridtjof, lui, commençait à être comme une queue de veau : un an et demi après le départ, le pôle Nord était encore loin, pis y se pouvait pu d’attendre à rien faire. Selon ses calculs, ça allait prendre encore cinq ans pour se rendre. Faique il eut une autre de ses idées de fou :  

« Mettons que je clanchais en traîneau à chiens jusqu’au pôle Nord, pis que je retrouvais la gang après? Pour m’en r’venir, il y a la terre François-Joseph, un peu plus à l’ouest. Faique, j’irai là-bas, pis après c’est juste un p’tit boutte en kayak jusqu’à Svalbard, où je trouverai ben un bateau pour me ramener.  »

Là, faut que je prenne le temps de vous expliquer à quel point c’était crinqué, son affaire. L’océan Arctique, c’est juste de la glace. C’est une immense immensité avec du rien à perte de vue. Il n’y a pas de terre où te mettre les pieds ni personne pour te venir en aide si ça va mal. Y’a pas de GPS. Pas de carte fiable. Pas de téléphone. C’était comme si Fridtjof se lançait dans un trou noir en gageant qu’il allait ressortir à l’autre boutte.

Fridtjof et Hjalmar quittent le Fram
(Source : The Project Gutenberg Ebook of Fridtjof Nansen, by Jacob B. Bull)

Sans en parler à son équipage, il commença donc à planifier son équipéeet  à faire des virées en traîneau à chiens sur la banquise pour s’entraîner. Puis, après quelques mois, il annonça ses intentions : il laisserait le commandement à Otto Sverdrup, pis il emmènerait Hjalmar Johansen. Vous allez trouver ça bizarre, mais ils étaient plusieurs dans l’équipage à être déçus de pas pouvoir y aller avec lui!

Faique, après tout ça, nous voilà revenus au moment où Fridtjof Nansen et Hjalmar Johansen quittèrent le Fram avec 27 chiens, leurs traîneaux, leurs skis, leurs kayaks et de la bouffe pour 100 jours dans le but de se rendre en haut de la calotte du monde. Pour leur dire au revoir, les gars restés dans le bateau tirèrent du fusil dans les airs.

Ben vite, ce fut la grosse misère noire : la glace était tout croche, avec des trous pis des bosses partout, faique ça skiait vraiment mal. Des fois, le soir, Fridtjof et Hjalmar étaient assez brûlés qu’ils tombaient endormis en mangeant. Leur linge venait tellement trempe pendant la journée qu’il leur gelait dur sur le dos, pis ils devaient se coucher tout habillés dans leur sac de couchage pour sécher pendant la nuit. Pis même là, ils se reposaient pas vraiment : Fridtjof était souvent réveillé par Hjalmar qui criait des directives aux chiens dans son sommeil.

Alors, comme si ça allait pas assez mal de même, la banquise se mit à dériver vers le sud, ce qui les éloignait encore davantage de leur but. Plus ça allait, plus elle devenait chaotique : devant nos deux explorateurs, il y avait juste d’énormes blocs de glace jusqu’à l’horizon. Un m’ment n’né, Fridtjof dut se rendre à l’évidence : y se rendraient pas au pôle Nord.

« Hjalmar, ça a pas d’allure. C’est plate, mais va falloir qu’on r’vire de bord. »

Alors, le 8 avril, à une latitude record de 86°14’, Fridtjof et Hjalmar reprirent le chemin de la maison. Ce qu’ils savaient pas, c’est que ça allait prendre plus de temps qu’ils pensaient. PAS MAL plus de temps.

Partie 3


Source principale : Jacob B. Bull, Fridtjof Nansen – A book for the young, 1903. https://www.gutenberg.org/files/38026/38026-h/38026-h.htm