Marie Iowa Dorion — partie V

Partie I
Partie II
Partie III
Partie IV

Marie sentait comme un gouffre atroce en dedans d’elle, sombre pis plein d’vent qui hurle, qui lui creusait les entrailles pis qui l’aspirait en même temps. Les jambes y manquaient. La tête y tournait. A l’avait l’goût d’vomir. A l’était tellement découragée, brûlée pis accablée d’peine qu’a put yinque se rouler en boule avec les flos en d’sour d’la peau de bison, sans parler, sans manger, sans même faire un feu.

A ferma pas l’œil d’la nuite tandis que ses pensées viraient en rond sans arrêt :

« Pierre est mort. Pis Reed pis Robinson pis Le Clerc pis les autres… Ah, c’tes pauvres hommes! Seigneur, tu parles d’une fin épouvantable! Y méritaient tellement pas ça! Pis nous-autres, si on reste icitte, on va mourir de faim ou ben s’faire pogner par les asties d’Flancs d’chien. Y fait frette à fendre, y’a ben que trop épais d’neige, on a rien dans l’ventre. Ah, Jésus-Christ, si seulement y’avait quequ’un pour v’nir nous sauver! Mais y’a pu parsonne. Y’a yinque moé. Pierre est mort… »

Si ça avait été yinque d’elle, Marie aurait clanché drette là vers l’ouest, en pleine nuite, pis couru pis couru jusqu’à temps qu’a l’aye pu d’jus, peu importe le danger. C’est ça que ça y criait d’faire au plus profond d’elle-même.

Mais a l’avait ses p’tits avec elle. A l’entendait leu ti respir tandis qu’y dormaient collés su elle. Y’étaient déjà faibles de faim – jamais qu’y tofferaient la run. Peu importe c’qu’a choisissait d’faire, fallait qu’a commence par leu trouver d’quoi à manger.

Y’avait toujours ben ça de clair.

C’est là que Marie pensa à d’quoi :

« Y’est censé avoir une réserve de poisson séché dans’cabane. Faique, à moins que les tueurs soyent partis avec, ça doit être encore là… »

Marie se l’va aux aurores. Avant d’aller à’cabane, fallait qu’a soye sûre qu’y aye pas de Flancs d’chien dans l’coin. Faique a l’emballa Paul pis Jean-Baptiste ben comme faut dans la peau d’bison pis leu dit :

« Faut que Maman aille voir de quoi. Ch’s’rai pas partie longtemps, ok? Restez ben tranquilles, j’vas r’venir, j’vous promets. »

A r’tourna su’a colline qui donnait vue su’a cabane pis observa un tit boutte : encore là, pas un chat.

« Ch’prendrai pas d’chance, m’as y aller c’te nuite. »

Quand à r’trouva ses p’tits gars, y’avaient les lèvres toutes bleues, les dents leu claquaient pis y bougeaient quasiment pu. A voulait pas faire de feu de peur que la fumée les fasse arpérer, mais rendu là, c’tait ça ou bedon les flos mouraient gelés.

Faique a fit une attisée pis l’éteignit dès que ses p’tits cœurs furent réchauffés ben comme faut. Pis une fois la noirceur tombée, a se dirigea vers la cabane : 

« Ah! Merci, merci, merci Seigneur Jésus-Christ, le poisson est encore là! »

Pis y’en avait pas mal, à part de t’ça; Marie put yinque en emporter la moitié pour tu’suite.

Juste avant l’aube, a r’fit le chemin vers son p’tit campement d’fortune. Y’était temps qu’a l’arrive avec de quoi à manger, parce que ses pauvres cocos avaient la p’tite lumière de batterie qui clignotait rouge.  

Marie fit un feu pis, enfin, donna aux flos du poisson séché. Y t’mangèrent ça s’un moyen temps, en grondant, les yeux fiévreux, comme si y’existait pu yinque ça dans l’univers.

Le lendemain, Marie arfit la même affaire pis ramena l’autre moitié du poisson séché. C’te job-là de faite, elle pis les p’tits étaient pu autant proches d’la perdition. Y’étaient quand même dans’marde en saint sifflette, mais… moins. Juste assez pour que Marie baisse un peu sa garde, c’te soir-là… Pis que le gouffre noir en dedans d’elle arcommence à la ronger :

« Pis là… Ch’fais quoi? Y’a rien à faire. Pierre est pu là. Y m’reste pu rien. Quand ben même que j’artournerais à’Willamette, ça donnerait quoi? Pu d’mari, j’vivrais dans’misère pis c’est toute… »

A passa quasiment une éternité presque sans bouger, effoirée par le désespoir; toute était trop grand, trop loin, trop frette, trop dangereux, trop impossible.

« Mourir gelés icitte ou bedon d’un banc d’neige à une semaine de route… Autant s’éviter du trouble pis rester proche des autres le temps que ça finisse… »

Mais au boutte de trois jours, Marie artrouva un semblant de force :

« C’pas vrai que j’ai pu rien. »

A se l’va enfin, paqueta littéralement ses petits, mis toute su le ch’fal pis prit la direction de l’Ouest.

Pendant neuf jours qu’a marcha, dans’grosse neige aux genoux en tirant le ch’fal par la bride, à monter pis à descendre des côtes pis en manquant s’tuer en tombant dins précipices ou bedon dans’bonne vieille rivière Snake. Pis c’tait pas comme dins parcs d’la SÉPAQ, là, que même si t’arrives à 6 h du matin un lendemain de tempête, y’a toujours un crinqué qui a déjà tapé l’sentier. Je l’sais pas si Marie avait des raquettes, mais j’y souhaite en astie.

En plus, pour faire du mal, a d’vait être dans l’même coin où c’qu’a l’avait accouché pis pardu son bebé deux ans avant – rien pour alléger l’atmosphère, mettons.

Pis là, le ch’fal arriva au boutte de ses forces. Y’était sec comme un coton pis c’tait clair qu’y frait pu un pas de plus.

« Bon, ben, advienne que pourra, c’est icitte qu’on va camper pour le reste de l’hiver. »

Marie trouva un spot caché, à l’abri du vent, au pied d’un précipice pardu au beau milieu des montagnes Bleues. Là, a fit boucherie avec la pauvr’bête. A l’accrocha la viande après un arbre pour qu’a gèle pis pour pas que la varmine tombe dedans; ça allait pas mal être la seule affaire qu’elle pis les p’tits auraient à manger jusqu’à ce que l’pire de l’hiver soye passé pis qu’y puissent espérer de s’rendre l’autre bord des montagnes.

Après ça, fallait qu’a pense à s’faire un abri. Comme matériaux, a l’avait des branches de sapin, du foin, d’la mousse pis d’la neige, pis c’tait toute. En plus, c’tait pas comme si y’avait déjà un beau p’tit tas d’branches coupées toute égal qui l’attendait – comme a l’avait pas de hache pis encore moins de sciotte, y fallut qu’a gosse toute à’mitaine avec son ti canif de rien! 

Mais, à force de savant taponnage, Marie finit par construire une p’tite hutte avec juste assez de place pour qu’a puisse rentrer dedans avec les deux flos. Fallait pas que ça soye ben ben plus grand que ça : l’idée, c’tait que l’abri se chauffe avec yinque la chaleur du des corps qu’y avait d’dans. Autrement dit, on était à des milles du shack en bois rond de luxe avec foyer, écran plat pis spa su’a galerie d’en arrière.

Moé, depuis l’début, y’a deux choses qui m’épatent sans bon sens : le courage à Marie, ben crère, mais aussi, la résilience des flos.

Tsé, de nos jours, tu pars juste pour une fin de semaine de vélotourisme dans Bellechasse avec les enfants pis t’es obligé de r’virer d’bord après deux heures parce que c’est plate, fait frette, est où ma tablette, veux des glosettes, perdu ma casquette, alouette, pis quand t’argardes su’l p’tit siège en arrière tu vois yinque une grand’bouche qui braille avec des larmes autour.

Mais Paul pis Jean-Baptiste, eux-autres, y’ont toute toffé comme des champions malgré la faim pis l’inconfort.

Quand Marie décida de l’ver le camp, au milieu du mois d’mars, ça faisait CINQUANTE-TROIS JOURS qu’y étaient là. Les flos d’vaient-tu faire la queue d’veau, un peu, vers la fin? Un bonhomme de neige, ça commence à être moins l’fun quand t’es rendu à ton 42e de suite, pis c’t’un peu poche de jouer à’cachette l’hiver.

Entécas, le temps s’tait assez adouci pour qu’y essayent de travarser les montagnes. Mais surtout, y leu restait pu de viande de ch’fal pis y’étaient passés au travers de leu réserve de poisson séché. C’tait l’temps qu’y partent. Sauf qu’y marchaient même pas depuis deux jours qu’y frappèrent un mur :

« Ahh, bonne Sainte Anne, mes yeux! Ça brûle! J’vois pu rien! »

Quand le soleil fesse su’a neige, sa lumière est réfléchie pis a t’arvient dins yeux; ça brûle, ça picote, ça larmoie pis tu peux même perdre la vue. C’pas pour rien que les Inuits ont toujours des espèces de lunettes avec une fente dedans!

Faique en s’promenant dins champs de neige en d’sour du gros soleil du printemps, Marie s’tait brûlé les yeux. Normalement, ça finit par guérir tu’seul, mais pour tu’suite, Marie était ben mal prise :

« Non, non, non! Ça s’peut pas! C’pas vrai! On peut pu avancer, sinon on risque de virer en rond ou de sacrer l’camp dans une crevasse. »

Une journée passa, pis une autre, pis une autre; Marie voyait toujours rien.

« Voyons, ça va-tu arvenir? D’un coup que ça r’vient jamais? Ben non, calme-toé, Marie, tu l’sais que ça r’vient. Mais c’est ben long! J’en peux pu! »

A stressait ben raide, sachant qu’y avaient pu d’reste de provisions pis chaque jour qu’y pardaient les mettait encore plus en danger de mourir de faim.

Finalement, le matin d’la quatrième journée, Marie s’réveilla en voyant assez pour être capable de s’orienter, faique a décida d’arprendre la route.

Elle pis les p’tits finirent par sortir des montagnes 15 jours après être partis d’leu camp d’hiver, pis y’arrivèrent dans une grande plaine. Sauf qu’y’étaient loin d’être sauvés : y’avait pas âme qui vive dins environs, pis ça faisait deux jours entiers qu’y avaient absolument rien mangé. Les enfants étaient rendus trop faibles pour marcher, faique Marie d’vait les porter.  

Marie avait besoin d’un miracle. Pis là :

« Hein! C’est-tu c’que ch’pense, ou ch’t’après halluciner? »

Au loin dans’plaine, y’avait un tout p’tit filet de fumée, le genre qui vient d’un feu d’camp.

« J’m’en sacre si y faut que j’me traîne avec les dents, mais j’vas me rendre là-bas. »

Sachant qu’a y’arriverait jamais avec Paul pis Jean-Baptiste dins bras, a prit une décision ben difficile :

« Mes cocos, Maman va aller chercher d’l’aide. J’vas r’venir, promis juré. Vous allez voir, dans pas long, on va manger des bonnes choses pis faire dodo près du feu pis on va être sauvés. »

A les emballa dans la peau d’bison, les cacha ben comme faut au travers des grosses roches puis, l’cœur qui savait pu si y d’vait s’gonfler d’espoir ou s’fendre en mille miettes, a partit en direction du filet d’fumée.

Au début, Marie avait pensé être capable de s’rendre au campement avant la noirceur, mais au coucher du soleil, a faisait pu yinque ramper. A pensa aux flos qui d’vaient capoter de passer la nuite tu’seuls pis de pas la voir arvenir, mais a l’était tellement écrasée de fatigue qu’a s’endormit dins fardoches.

A s’armit en ch’min dès qu’a l’ouvrit l’œil, mais a faisait chaque pas comme si a l’avait des boules de quilles dins bottines. Ben vite, a dut s’mettre à genoux. Vers la fin de l’avant-midi, chaque pied, chaque pouce qu’a l’avançait y prenait toute l’amour qu’a l’avait pour ses gars. Pis là, a pardit connaissance.

« Madame? Madame! Êtes-vous correcte? »

Heureusement pour elle, Marie avait pâmé assez proche du camp pour que quequ’un la voye, pis du monde vinrent tu’suite la ramasser. Y’étaient d’la nation des Walla Wallas, pis y furent super fins avec elle. A leur expliqua où c’qu’a l’avait laissé Paul pis Jean‑Baptiste. Une gang partit drette là les charcher pis les ramena le soir même, ben vivants.

L’horreur était finie pour de vrai.

On s’entend qu’après une aventure de même, Marie était ben écœurée de crapahuter pis de s’donner d’la misère; a décida donc de rester un boutte avec les Walla Wallas. Quand la Compagnie du Nord-Ouest construisit un poste de traite pas loin, a rencontra un autre voyageur du nom de Louis Vanier pis a se maria avec. A l’eut une fille avec lui, mais comme Pierre, y fut tué par des Autochtones. Ben coudonc.

Après, a s’armaria avec Jean-Baptiste Toupin, un employé d’la Compagnie d’la Baie d’Hudson. Y’eurent deux enfants ensemble, pis y’allèrent s’installer dans la belle vallée d’la Willamette, où quasiment tout l’monde parlait français. Super croyante pis hyper respectée, a d’vint un pilier de sa paroisse. À sa mort, a fut même enterrée en d’sour du parvis d’l’église, c’est ben pour dire.

Moé, entécas, j’me d’mande qu’est-cé qu’y attendent pour faire une vue ou un programme de tévé su sa vie. Après toute, y’ont ben faite un film su Léonardo DiCaprio qui arvient en ville tout crotté pis habillé en poil; mais lui, on sait ben, y’avait pas la charge mentale d’une femme qui est pognée pour survivre en s’occupant de deux flos en bas âge!  


Source : Larry E. Morris, The perilous West : seven amazing explorers and the founding of the Oregon Trail, 2013.

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Fridtjof Nansen, l’homme qui s’épivardait sur la banquise – partie 3

Partie 1
Partie 2

Au début, Fridtjof et Hjalmar avaient une bonne erre d’aller – jusqu’à ce que leurs montres s’arrêtent.

C’était plus grave que ça n’avait l’air : sans connaître l’heure exacte, ils pouvaient pas calculer précisément leur position à partir du soleil. Et comme ils savaient plus trop où ils étaient, ça devenait difficile de savoir où s’enligner pour atteindre la terre de François‑Joseph, un archipel pas habité et même pas toute cartographié.

Ils étaient complètement écartés, sans repères, sur une banquise qui changeait tout le temps. Mais, endurcis qu’ils étaient par toute la misère qu’ils avaient mangée dans leur vie, ils se forcèrent à avancer. Ils savaient pas quand ni comment, mais ils allaient rentrer chez eux, bout d’ciarge!

Le mois de mai passa, pis juin. L’été arctique s’installait tranquillement. La glace virait en sloche et fendait de partout, pis c’était un aria du diable de traverser les craques avec les traîneaux pis les chiens.

Traversée des craques dans la glace.
Source : The Project Gutenberg EBook of Farthest North, by Fridtjof Nansen

Un jour, ils tirèrent un gros phoque qui avait eu le malheur de passer trop proche d’eux‑autres. Heureux comme des papes, ils montèrent leur camp et se préparèrent tout un festin :

– Qu’est-ce que tu nous fricottes pour souper à soir?

– Des crêpes au sang, frites dans la graisse de phoque!

– Oohhh, ça va être bon dans yeule, ça!

– Mets-en!

– Euh, Fridt? Tu trouves pas que ça commence à chauffer pas mal fort?

– Hein?

– Fridtjof, ‘ttention! Le feu est pris!

– Ah, tabarnak!

Fridtjof et Hjalmar se garrochèrent en dehors de la tente dans une explosion de graisse pis d’huile de baleine en feu. Les flammes furent soufflées d’un coup, mais elles avaient laissé un gros trou dans la tente, que les gars bouchèrent avec un boutte de voile de traîneau. Ils se réinstallèrent, rallumèrent un feu et mangèrent enfin leurs crêpes au sang avec un p’tit peu de sucre : tant qu’à eux-autres, c’était la meilleure affaire qu’ils avaient jamais mangée.

Un m’ment’né, tandis que Fridtjof préparait son kayak pour le mettre à l’eau, il entendit Hjalmar lui crier :

« POGNE TON FUSIL! »

Fridtjof se revira de bord juste à temps pour voir un ours polaire courir vers Hjalmar et le crisser à terre sur le dos. Il niaisa pas avec la puck : il partit aussitôt pour pogner son arme, mais au même moment, son kayak, avec le fusil dedans, glissa dans l’eau. Il essaya de le rattraper, mais il était pesant, pis ça lui prit toute son p’tit change pour le ramener sur la glace tandis que, derrière lui, Hjalmar était après se battre avec l’ours.

Combat contre l’ours (à partir d’un croquis de Fridtjof)
Source : The Project Gutenberg EBook of Farthest North, by Fridtjof Nansen

« Fridtjof, dit calmement Hjalmar, la main sur la gorge de l’ours, si tu te déniaises pas, y va être trop tard! »

C’est là que l’ours remarqua les chiens. Il lâcha Hjalmar, ce qui donna à Fridtjof le temps de récupérer son fusil et de se placer pour tirer. PÂWF! L’ours tomba raide mort, une balle drette en arrière de l’oreille.

Pis enfin, le 23 juillet, plus de trois mois après avoir décidé de revirer de bord, Fridtjof et Hjalmar aperçurent une terre au loin. Ils savaient pas si c’était ben là qu’ils étaient censés aller, mais rendu là, ils s’en sacraient pas mal : une terre, c’t’une terre.

Pour se rendre, ils devaient traverser une grande étendue d’eau pas de glace, faique ils attachèrent les kayaks ensemble et posèrent une voile sur le dessus. Mais là, ils durent se faire une raison. Il avait déjà fallu abattre la majorité des chiens au fur et à mesure, pour que les autres puissent survivre; les deux derniers allaient devoir y passer aussi – c’était impossible de les emmener en kayak sur une aussi longue distance. Le cœur gros, Fridtjof s’en alla avec celui de Hjalmar, et Hjalmar, avec celui de Fridtjof. Les coups de fusil partirent en même temps.

En kayak.
Source : The Project Gutenberg EBook of Farthest North, by Fridtjof Nansen

Quand ils mirent finalement le pied sur la terre ferme, après deux semaines à pagayer quasiment sans arrêt, ils étaient fous comme des balais : ils couraient partout, sautaient par‑dessus les roches, cueillaient des fleurs… Mine de rien, ça faisait deux ans qu’ils avaient pas marché sur la terre nue!

– Astie, Hjalmar, j’aurais jamais cru être aussi content de voir de la bouette!

Fridtjof prit le temps d’observer comme faut la terre où ils avaient abouti : d’après les caps, les fjords pis les îles qu’il voyait, ça semblait bien être la terre de François‑Joseph. Il croyait pas à sa shot; plus que jamais, il avait l’espoir de pouvoir rentrer chez lui avant l’hiver.

Complètement brûlés par toute c’te pagayage, Fridtjof et Hjalmar prirent plusieurs jours pour se reposer, tout en sachant qu’ils devraient repartir bientôt. Malheureusement, ils étaient pas dûs pour ça : à la fin du mois d’août, il se mit soudainement à faire pas mal plus frette, et la glace revint presque du jour au lendemain. Comme ils avaient plus de chiens pour tirer leurs traîneaux, ils durent se rendre à l’évidence : ils étaient pognés là jusqu’au retour de l’été.

La falle basse, mais résignés, Fridtjof et Hjalmar construisirent leur abri pour les prochains mois avec les moyens du bord : des roches pour les murs, des peaux d’ours pour le plancher et le toit.

Leur abri pour l’hiver.
Source : The Project Gutenberg EBook of Farthest North, by Fridtjof Nansen

La nuit, y faisait -40° C. Au début, ils dormaient chacun de leur bord, mais ils gelaient comme des crottes, faique ben vite ils se mirent à dormir en petite cuiller dans le même sac de couchage. On se demande comment ils faisaient pour s’endurer, à rester collés de même pis à s’avoir tout le temps dans la face.

À Noël, leur troisième depuis leur départ, ils célébrèrent en grand en changeant de bobettes et en revirant leur chemise de bord, pour que le côté graissé de sueur arrête de leur coller sur la peau. Pour le réveillon, ils mangèrent du fiskegratin, fait de farine de poisson et de cornestache et frit dans l’huile de baleine – pour aimer ça, fallait juste pas penser à la dinde.

Après huit mois de noir pis de frette sans fin, avec pour seule compagnie les renards arctiques qui venaient parfois leur voler des affaires, Fridtjof et Hjalmar remarquèrent que les jours commençaient à s’allonger pis la banquise à fendre. C’était le temps de repartir.

Après avoir fait des provisions de viande d’ours, ils s’en allèrent vers le sud, pleins d’espoir. Un matin de juin, tandis qu’il allait chercher de l’eau pour faire à déjeuner, Fridtjof entendit un bruit familier.

– Hein? Des chiens? T’es sûr que t’es pas en train d’halluciner? demanda Hjalmar, tout collé de sommeil en sortant de la tente.

– Ben non, j’te jure! Écoute!

– Moé, j’entends juste les oiseaux.

– Tu penseras ben ce que tu voudras, mais après déjeuner, je vais aller sentir, voir. 

Faique Fridtjof partit à pied en direction des jappements. Ben vite, il jura avoir entendu une voix humaine. Tout énarvé, il cria un « AAAALLOOOOO! » aussi fort qu’il pouvait. Un cri lointain lui répondit. Puis, au travers des blocs de glace, il vit la silhouette d’un homme.

L’estomac serré, osant à peine croire à ce qui se passait, il s’en alla en direction de la silhouette. Il lui fit salut avec son chapeau; l’étranger fit pareil. Quand il fut assez proche, Fridtjof reconnut avec bonheur Frederick George Jackson, un explorateur anglais qu’il avait déjà rencontré avant.

Or, tandis que l’Anglais était propre, bien rasé, habillé avec du beau linge neuf, Fridtjof, lui, était vêtu de haillons pis de peaux de bêtes, et tellement crotté qu’il était à peine reconnaissable.

Fridtjof rencontre Frederick Jackson (scène reconstituée par après).
Source : The Project Gutenberg EBook of Farthest North, by Fridtjof Nansen

– Bien le bonjour! Heureux de vous rencontrer, dit l’Anglais en lui serrant la main.

– Moi pareil, répondit Fridtjof.

– Votre bateau est-tu là?

– Non.

– Vous êtes combien?

– Y’a un autre gars avec moi, pas loin par là-bas.

L’Anglais prit le temps de regarder Fridtjof en pleine face.

– Heille, dit-il. J’vous regarde, là – vous seriez pas Fridtjof Nansen?

– En plein ça.

– Ah ben ça parle au yâble! Là, je suis VRAIMENT content de vous voir!

Fridtjof et Hjalmar étaient sauvés.

Fridtjof et Hjalmar juste après avoir été sauvés. Source : Wikimedia Commons

Une couple de mois après, ils arrivèrent finalement à Hammerfest, en Norvège, où Fridtjof retrouva sa femme. Deux semaines plus tard, à leur grande joie, ils apprirent que le Fram était finalement sorti de la glace et sur son retour. Des télégrammes partirent dans toutes les directions, apprenant au monde entier la nouvelle de leur exploit de fou.

Quand l’équipage du Fram enfin réuni arriva à Christiania, le fjord était rempli de bateaux de toutes les sortes pis de toutes les grosseurs qui tirèrent du canon pour les saluer, et le bord de mer était noir de monde tout énarvés qui criaient des hourras, se faisaient aller les bras et brandissaient des drapeaux norvégiens pour les accueillir comme les héros du Grand Nord qu’ils étaient et qui venaient de se tailler une place dans l’histoire pour toujours.


Source principale : Jacob B. Bull, Fridtjof Nansen – A book for the young, 1903. https://www.gutenberg.org/files/38026/38026-h/38026-h.htm

Fridtjof Nansen, l’homme qui s’épivardait sur la banquise – partie 1

« Ma doudoune–STOP–J’étais tanné d’être pogné dans glace au beau milieu de l’océan Arctique–STOP–Faique Hjalmar pis moé on est débarqués du bateau pis on est partis pour le pôle Nord–STOP–Fais-toi s’en pas c’est juste 660 km aller pis ça prendra même pas deux mois–STOP–Je sais pas trop quand je redonnerai signe de vie, les ours polaires ont pas le télégraphe haha je t’aime–STOP et FIN »

C’est le télégramme que l’explorateur norvégien Fridtjof* Nansen aurait pu envoyer à sa femme Eva le 14 mars 1895, quand il clancha dans le frette pis le blanc à perte de vue pour essayer d’être le premier à atteindre le pôle Nord.

Mais, avant ça, il s’était fait les dents en réussissant la première traversée du Groenland par la terre.  

Né pour explorer

Fridtjof, c’est comme s’il avait commencé à s’entraîner pour être explorateur dès son plus jeune âge. Né en 1861, ce fils d’avocat apprit à skier à l’âge de deux ans, pis à dix ans, il alla essayer le saut à ski (le gros tremplin épeurant, là) sans la permission de ses parents. À son premier atterrissage, les bouttes de ses skis se plantèrent ben drette dans la neige et il tomba à pleine face, manquant de se tuer. Cette débarque épique aurait fait passer le goût du sport à n’importe qui, mais pas au jeune Fridtjof : plus tard, il fut plusieurs fois champion national de ski et de patin. 

Ado, il avait aussi l’habitude de partir des semaines de temps tout seul dans le bois, à vivre « comme Robinson Crusoé ». À l’université, il étudia la zoologie parce qu’il se disait que ça lui permettrait de travailler dehors. En 1882, il s’embarqua sur un phoquier** pour un voyage de cinq mois dans l’océan Arctique. Ça lui a fait tout un effet! C’est là, au large de la partie inexplorée*** du Groenland, que lui pogna le goût d’aller s’épivarder sur les glaciers.

En revenant, il fit son doctorat, mais pendant ce temps-là, l’envie de repartir lui démangeait sans arrêt…  

Jusque-là, tous ceux qui avaient essayé ça s’étaient plantés : ils s’entêtaient à partir du bord habité à l’ouest en direction du bord inexploré à l’est, ce qui les forçait à faire un aller-retour. Par contre, ce p’tit torvis de Fridtjof voyait les choses autrement :

« Mettons que moé, là, je partais du bord inexploré? Tsé, si je peux juste pas revirer de bord, je serai ben obligé de continuer jusqu’au boutte. »

C’était… pour le moins crinqué.

« Ben voyons, yé-tu tombé su’a tête? » fut, en gros, l’accueil réservé à son projet.

Ça traitait Fridtjof de fou dans les journaux. Le gouvernement, qui trouvait que ça avait pas d’allure, refusa même de financer l’expédition. Finalement, grâce aux bidous inespérés d’un homme d’affaires danois, Fridtjof, avec cinq autres gars qu’il avait triés sur le volet, partit pour le Groenland au printemps 1888. Y’était tellement frétillant d’impatience qu’il a même pas attendu les résultats de son examen final du doctorat.

Pendant la traversée. (photo Wikipedia)

L’expédition, mettons que ça a pas été une partie de sucre : le bateau était pas capable d’accoster, pis les gars dérivèrent sur la glace 380 km au sud de leur point de départ prévu à cause du temps de cul, durent remonter le long de la côte en kayak en se battant contre le courant, manquèrent de tomber dans des crevasses. Ils ont même dû arrêter pendant trois jours à cause des orages pis d’une pluie épouvantable.

C’est ben pour dire.

Finalement, après avoir traversé les montagnes, où y faisait en moyenne -45 °C la nuit, ils ont débouché de l’autre bord, se sont construit un bateau avec des bouttes de traîneau pis de tente et ont remonté jusqu’à Godthåb, la ville la plus proche.

Après 49 jours, ils avaient réussi leur gageure – ils étaient les premiers à réussir la traversée du Groenland par la terre! Tandis que Fridtjof arrivait, trempe, les pieds gelés, pis probablement ben écœuré et pressé d’aller se chauffer la couenne, le représentant de la ville l’accueillit en lui disant :

– Monsieur Nansen! Vous avez passé votre doctorat!

– Hein?

– Vous avez passé votre doctorat! Félicitations!

– Euhh, merci, mais je pensais tellement pas à ça, moé-là! Les orteils sont à veille de me tomber!

Malheureusement, quand Fridtjof et sa gang arrivèrent à Godthåb, il était trop tard dans l’année pour reprendre le bateau jusqu’en Norvège à cause de la glace, faique ils restèrent pognés là pendant sept mois. Pas ben ben grave : l’explorateur en profita pour chasser, pêcher pis étudier le mode de vie des Inuits, ce qui allait lui être utile plus tard. D’ailleurs, il dit dans son journal que ça lui coûtait quasiment de partir, tellement il avait eu du fun avec eux‑autres.

Eva, la femme de Fridtjof. Pour l’époque, son costume était scandaleux (on voit ses cheviiiiilles! Perversion!). (photo Wikipedia)

Quand Fridtjof revint en Norvège, heille! Là y’avait pu personne pour le traiter de fou. C’était le nouveau héros national! Quand il débarqua à Christiania (astheure Oslo, la capitale de la Norvège), le tiers de la ville était là pour l’acclamer. Il était demandé partout pour faire des conférences et reçut un char pis une barge d’honneurs. Ah, pis aussi, il se maria avec Eva Sars, célèbre chanteuse lyrique et fichue de bonne skieuse.

C’était ben le fun, tout ça, mais ça prit pas grand temps pour qu’une nouvelle idée lui excite le poil des jambes :

« Mettons qu’on construit un bateau assez petit pis solide pour qu’y glisse en dehors de l’eau au lieu de s’écrapoutir quand il est pris dans la glace, là… Ben en faisant exprès pour rester pognés dans la banquise pis en se laissant dériver, peut-être qu’on serait capables de se rendre au pôle Nord? »

Ça a tu marché? C’est ce qu’on va voir la semaine prochaine.

Partie 2

*Ça se prononce « Frite-yof ».
**Bateau qui sert à chasser le phoque.
***Inexplorée… par les Blancs. Y’avait des Inuits là depuis longtemps.


Source principale : Jacob B. Bull, Fridtjof Nansen – A book for the young, 1903. https://www.gutenberg.org/files/38026/38026-h/38026-h.htm